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Julius Eastman








À propos de Julius 








Julius Eastman (1940–1990) était un compositeur, pianiste, chanteur et performeur américain, reconnu pour son rôle central dans la musique contemporaine minimaliste et son approche avant-gardiste. Sa musique, caractérisée par des répétitions hypnotiques, des structures progressives et un chaos contrôlé, intégre une intensité émotionnelle souvent viscérale. Il innove par sa "composition organique", où les motifs évoluent naturellement, et par son approche performative, intégrant sa voix et son charisme scénique. Par sa musique profondément humaine, oscillant entre tension et transcendance, Julius Eastman a brouillé les frontières entre genres (classique, jazz, pop), créant une œuvre à la fois abrasive et universelle. 

Julius Eastman était noir et gay, et sa musique, comme ses performances, reflétait ces aspects de son identité.  Il a été une voix critique dans la musique classique, mettant en lumière les questions de race, de sexualité et d'identité à une époque où ces sujets étaient souvent marginalisés. Des œuvres comme Crazy Nigger*, Femenine, ou Stay On It témoignent de son audace artistique et politique, jouant sur les contrastes de radicalité sociale et une esthétique musicale minimaliste. Il a brisé de nombreuses conventions de la musique contemporaine, tout en y insufflant une sensibilité profondément personnelle et engagée. Il confronte également les auditeur·ices aux enjeux sociaux et identitaires avec des titres comme Gay Guerrilla ou Evil Nigger*.

Au-delà des aspects politiques, les œuvres d’Eastman sont empreintes d’une profondeur spirituelle et d’une mélancolie souvent déchirante. Sa musique oscille entre tension et relâchement, lutte et réconfort, traduisant la complexité de son expérience personnelle et de son regard sur le monde. Il avait également une approche performative unique : sa présence sur scène allait au-delà de la simple interprétation musicale. Il incorporait souvent son corps et sa voix, ajoutant une théâtralité et une physicalité qui transcendaient la partition. Cela reflétait son refus des barrières entre l'artiste et l'œuvre, ou entre le sérieux de la musique classique et l'expressivité brute des formes populaires. Cette démarche était radicale dans les années 1970 et 1980, à une époque où de tels sujets étaient rarement abordés frontalement dans la musique contemporaine.

La sensibilité de Julius Eastman réside en partie dans sa capacité à capturer des contradictions : puissance et vulnérabilité, chaos et structure, spiritualité et matérialité. Ses œuvres témoignent d'une urgence, d'une nécessité de créer et de revendiquer sa place dans un monde souvent hostile. Cela confère à sa musique une intemporalité et une pertinence qui résonnent encore fortement aujourd'hui. Bien qu'il ait connu des périodes de marginalisation et de difficultés, son œuvre a été redécouverte après sa mort, suscitant un regain d'intérêt depuis les années 2000. Des artistes comme Devonté Hynes (Blood Orange) ou Moor Mother citent Eastman comme une figure inspirante, notamment pour son affirmation d’une identité noire et queer dans un domaine qui tend à les invisibiliser. 

















Julius Eastman utilisait sa musique pour dénoncer les oppressions systémiques tout en célébrant la puissance de la résistance collective. Gay Guerrilla, est un manifeste queer en soi. Il y combine sa vision musicale minimaliste avec une déclaration politique explicite. La pièce évoque les luttes des mouvements de libération gay et leur force transformatrice, assimilant les militant·es queer à des guérilleras en lutte contre un ordre oppressif. Il y cite la mélodie du choral luthérien A Mighty Fortress Is Our God, liant la spiritualité, la communauté et le combat pour les droits queer. En utilisant la répétition et l’accumulation sonore, il crée une énergie qui évoque à la fois l’urgence et la solidarité.

Dans une œuvre comme Stay On It, Julius Eastman explore une énergie collective joyeuse qui peut être interprétée comme une célébration du désir, de la fluidité et de la communauté queer. L'improvisation et la participation de l'ensemble reflètent une forme de convivialité et d'interconnexion qui fait écho aux idéaux de solidarité queer.

En revendiquant des termes péjoratifs comme "Nigger" dans les titres de ses pièces, Julius Eastman cherchait à reprendre le contrôle de ces mots, les recontextualisant pour leur donner une force nouvelle. Il ne voulait pas seulement provoquer, mais obliger les auditeur·ices à réfléchir aux structures de pouvoir, aux préjugés et aux violences qui façonnent la société. Avec ces titres, Julius Eastman prend à bras-le-corps un mot chargé d’une histoire de violence raciale pour en changer le contexte obligeant les auditeur·ices à faire face à la brutalité de ce langage tout en redéfinissant sa portée. Julius Eastman revendiquait la force et la puissance associées au mot "Nigger" pour célébrer les qualités de résilience et d’endurance des personnes noires face à l’oppression. Ces choix reflètent une démarche anti-raciste en ce qu’ils dénoncent les préjugés tout en affirmant aussi bien une présence noire dans le systeme économique des États-Unis que dans le domaine de la musique contemporaine historiquement dominé par des artistes blancs.






Nous sommes en janvier 1980 à l’université Northwestern d’Evanston, dans l’Illinois. Julius Eastman, en bottes de moto et dreadlocks, monte sur scène et présente trois œuvres pour piano multiple : Evil Nigger, Gay Guerrilla et Crazy Nigger. "Il y avait un petit problème avec les titres des pièces », dit-il sans une once d’ironie dans sa voix grave et distinctement articulée. " Quelques étudiants et un membre du corps enseignant ont trouvé que les titres étaient quelque peu désobligeants. Il existe toute une série de ces pièces que j’appelle la série "Nigger". "










" I use that particular word is, for me, it has what I call a basicness about it. The first niggers were, of course, field niggers. Upon that is the basis of the American economic system. Without field niggers, you wouldn’t have the great and grand economy that we have.

That is what I call the first and great nigger. What I mean by nigger is, that thing which is fundamental; that person or thing that attains to a basicness or a fundamentalness, and eschews that which is superficial or, could we say, elegant. A nigger attains himself or herself to the ground of anything. There are many niggers, many kinds of niggers. There are 99 names of Allah, and there are 52 niggers. We are playing two of these niggers."



" La raison pour laquelle j’utilise ce mot en particulier, dit-il à Northwestern, d’un ton modulé avec douceur, c’est que pour moi, il a ce que j’appelle une certaine base. Les premiers nègres étaient, bien sûr, des nègres des champs. C’est sur cela que repose le système économique américain. Sans les nègres des champs, vous n’auriez pas la grande et grandiose économie que nous avons. C’est ce que j’appelle le premier et grand nègre. Ce que j’entends par nègre, c’est cette chose qui est fondamentale ; cette personne ou cette chose qui atteint une base ou une fondamentalité, et évite ce qui est superficiel ou, pourrions-nous dire, élégant. Un nègre atteint lui-même le fondement de tout. Il y a beaucoup de nègres, beaucoup de sortes de nègres. Il y a 99 noms d’Allah, et il y a 52 nègres. Nous jouons deux de ces nègres."



Julius Eastman










Julius Eastman a su révolutionner la musique contemporaine en y intégrant une force émotionnelle, politique et identitaire qui demeure rare et puissante. Il a montré que la musique peut être à la fois simple dans sa structure, mais profondément expressive et engagée. En brouillant les frontières entre musique savante et populaire, en affirmant sa double identité noire et queer, et en transformant ses performances en actes de résistance, il a anticipé des approches artistiques qui résonnent encore aujourd’hui. Julius Eastman a non seulement créé des œuvres marquantes, mais il a aussi montré en quoi les musiques classiques et minimalistes pouvaient être des espaces de libération, de confrontation et de transformation sociale.  











Julius Eastman vivait en cohérence avec sa vision artistique. Il refusait de séparer son identité de son art. Il restait hors des cases conventionnelles. En étant ouvertement gay dans un milieu souvent conservateur, il s’affirmait comme une figure radicale, une personne entière et complexe, dont la vie et le travail ne faisaient qu’un. Cette posture était en elle-même un acte politique, à une époque où il était risqué d’afficher une identité queer dans les cercles élitistes de la musique contemporaine. Sa volonté de briser les hiérarchies musicales et culturelles faisait de lui une figure révolutionnaire. Son art était un espace où il pouvait revendiquer une liberté totale, refusant les compromis face aux attentes institutionnelles.

Julius Eastman concevait ses performances comme des événements immersifs où sa présence scénique jouait un rôle aussi important que la musique elle-même. Il a fait de la scène un lieu d’expérimentation où son corps et son énergie étaient des moyens d’expression qui se construisaient au fur et à mesure. Ainsi ses performances scéniques alliaient une intensité émotionnelle et une physicalité qui brouillaient les attentes concernant la "retenue" habituelle des musiciens classiques. Julius Eastman adoptait une attitude qui pouvait être perçue comme provocatrice pour son époque : il incarnait une masculinité queer et refusait les codes hétéronormatifs. Cela résonne avec les idées développées par Judith Butler sur la "performativité du genre", où l'identité de genre est vue comme un acte répétitif et transformable, plutôt qu'une essence fixe. 

Sa vie était marquée par un défi constant envers les normes sociales et institutionnelles et son approche était celle de la fluidité, que ce soit en termes de genre, de sexualité ou de culture. Il refusait d’être réduit à une seule étiquette et choisissait de naviguer entre les marges, de se réinventer sans cesse. Il se heurtait fréquemment aux conventions du monde académique et musical, et il a parfois été ostracisé pour son refus de se conformer. Ce rejet du compromis s’est traduit par une existence marginale dans ses dernières années, mais aussi par une liberté totale dans son art.
























Bien que ses compositions soient enracinées dans le minimalisme, il y intégrait des éléments de gospel, de jazz, de musique populaire et même d'improvisation, avec la volonté de partager la richesse des traditions musicales afro-américaines. Des pièces comme Stay On It montrent cette hybridité, mêlant des motifs répétitifs typiques du minimalisme avec des rythmes et une énergie empruntés à la musique pop.


Si Julius Eastman refusait les cloisonnements traditionnels entre les genres. Il nous invite à voir la musique et la performance non pas comme une destination, mais comme un chemin, un espace d’expérimentation et de défi constant des frontières.


Son concept de "musique organique" permettait à une pièce de se développer progressivement, chaque partie naissant de la précédente, comme une transformation vivante et imprévisible. Contrairement aux minimalistes comme Philip Glass ou Steve Reich, qui travaillaient sur des structures strictes, Julius Eastman développait des œuvres "organiques", où les motifs se transformaient graduellement et librement. Ainsi ses pièces ne sont pas simplement des œuvres finies, mais des processus où ces motifs musicaux se développent et se répètent pour créer une sorte de flux continu. Ce processus renvoie à une idée de la musique comme espaces d’évolution, où chaque composition ou performance est une exploration qui ne s’arrête jamais.

Ses compositions nécessitent souvent une attention sensible et un dialogue constant entre les interprètes, créant une expérience collective. Cette approche peut être lue comme une métaphore de la solidarité et de la résistance collective, concepts centraux dans ses préoccupations politiques.





Devonté Hynes, également connu sous le nom de Blood Orange, a rendu hommage au compositeur américain Julius Eastman par divers projets artistiques. En juillet 2020, il a dévoilé une improvisation au piano intitulée Evil Nigger*, directement inspirée de la composition emblématique créée par Eastman en 1979. Cette œuvre, d’une durée d’environ sept minutes, a été présentée pour la première fois dans le cadre du festival virtuel Black Power Live. Quelques mois plus tard, en septembre 2020, Hynes a annoncé la sortie de la bande originale de la série We Are Who We Are, réalisée par Luca Guadagnino. Ce projet inclut 12 créations originales de Hynes, ainsi que des pièces signées Julius Eastman et John Adams. De plus, en 2023, Hynes a contribué à l'album "Julius Eastman Vol. 3: If You're So Smart, Why Aren't You Rich?" en collaboration avec le pianiste Adam Tendler et l'ensemble Wild Up. Cet album propose une interprétation contemporaine des œuvres d'Eastman. Ces initiatives témoignent de la volonté de Devonté Hynes de préserver et de mettre en lumière l’héritage musical puissant et unique de Julius Eastman. 











Femenine 

Femenine (1974) est l'une des œuvres les plus emblématiques de Julius Eastman, une pièce qui illustre parfaitement son esthétique musicale unique, tout en offrant une richesse d'interprétations sociales et politiques. Cette composition longue et immersive, d'une durée d'environ 70 minutes, combine le minimalisme répétitif, une texture sonore lumineuse, et une structure évolutive qui invite à la méditation, à l'émotion et à une réflexion sur les thèmes identitaires et communautaires. Elle crée une sensation de rituel et d’élévation, traduisant une quête d’apaisement et de connexion collective.

La pièce repose sur un motif rythmique central joué par un vibraphone, parfois décrit comme un "carillon scintillant". Celui ci reste constant tout au long de l’œuvre et agit comme un fil conducteur. Julius Eastman superpose à ce motif une série d’interventions instrumentales et vocales jouées par l’ensemble, qui évoluent progressivement. Les lignes mélodiques sont simples mais expressives. L’approche de la musique organique donne à "Femenine" une sensation de mouvement constant, comme si la musique "respirait" et se transformait au fil du temps. Elle évoque un sentiment de continuité et de croissance, tout en maintenant une tension subtile. La tonalité majeure et l’utilisation de répétitions circulaires confèrent à l’œuvre une qualité festive et méditative.






Femenine est une œuvre profondément collective. Elle nécessite un ensemble d’interprètes qui doivent travailler ensemble de manière attentive pour maintenir l’équilibre et l’évolution organique de la pièce. Cette dimension collaborative est une métaphore à la communauté : chaque individu (ou instrument) joue un rôle unique mais indispensable dans la création d’un tout harmonieux.

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Femenine n’est pas seulement une œuvre musicale, mais une expérience qui transcende les frontières du temps et de l’espace. Dans sa structure organique, sa puissance sonore et sa charge symbolique, elle invite à une réflexion sur la fluidité des identités, la puissance du collectif et la possibilité de créer des espaces plus inclusifs. Elle incarne pleinement la vision de Julius Eastman, à savoir, une musique à la fois profondément personnelle et universelle, qui interroge les normes tout en offrant une expérience émotionnelle dans le partage.

Dans Femenine Eastman interpelle. Il évoque la féminité, mais dans une orthographe légèrement décalée. Une façon de refléter la manière dont lui même jouait avec les identités et les normes, défiant les conceptions rigides du genre. En tant qu’homme noir et gay dans le milieu conservateur de la musique contemporaine, il utilisait ses œuvres pour questionner les stéréotypes et les exclusions. En choisissant ce titre qui évoque la féminité, il semble célébrer une fluidité que les codes de la masculinité traditionnelle cherchent souvent à rejeter. 

Femenine navigue entre plusieurs mondes : il s’agit d’une œuvre spirituelle, presque méditative, mais aussi profondément ancrée dans le corps et le collectif. Cette tension entre transcendance et matérialité reflète peut-être la propre expérience d’Eastman, qui a toujours été en quête d’élévation tout en affrontant des réalités sociales dures et oppressives.





to The Fullest

L'expression "to The Fullest" de Julius Eastman renvoie à l’idée de vivre pleinement et authentiquement. Il s’agit de s’affirmer pleinement dans son identité et d'embrasser toutes les dimensions de nos vies sans se soumettre aux attentes ou aux contraintes sociales et culturelles. "to The Fullest" implique de revendiquer l’existence telle qu'elle est, avec ses contradictions, ses complexités et ses nuances, sans se laisser restreindre par les attentes extérieures. Une démarche d'auto-affirmation radicale.